Partie remise

 

Retour

 

– Elle va mourir, vous le savez ?

Je restais impassible. Mon vis-à-vis me regarda avant de me répondre.

– Je le sais depuis longtemps… Tout ce qui a été fait depuis le début de sa maladie n’a été qu’un maigre palliatif. La médecine traditionnelle ne peut plus rien pour elle.

J’essayais de prendre un air contrit, mais je n’éprouvais aucune sympathie pour ce type. Il allait bientôt me pleurnicher sur mon épaule et froisser mon « beau costume ».

– Alors, vous vous tournez vers moi. J’ai l’habitude.

Il fixa d’un regard désapprobateur ma tenue négligée et ma barbe naissante. Je savais que je puais. J’aurai dû prendre un bain. Il était clair que je ne ressemblais pas à l’idée du scientifique bien propre sur lui. Je ne me laissai pas démonter.

– Le contrat que nous traitons ici n’est pas … légal. Vous en êtes conscient ? Il n’y aura ni papier ni recours. Si quelque chose tourne mal, je ne vous connais pas.

Il hocha la tête de bas en haut.

– Certains rigolos ont cru que ce genre d’arrangement les dispenserait de payer. Ils ont commis une grave erreur.

Je le foudroyai du regard pour qu’il comprenne bien que j’étais sérieux, mortellement sérieux.

– Ceci dit, je pense qu’il faut que je vous explique ce que je peux faire dans votre cas … Naturellement, ceci est une conversation amicale, elle n’est faite que de suppositions …

Les policiers m’auraient bien mis en prison s’ils m’avaient pris la main dans le sac à faire mes petites affaires. Dans certaines villes, la foule avait lapidé des hommes qui étaient simplement soupçonnés de faire ce que je faisais. Mon activité était lucrative mais dangereuse, ce qui n’était pas dû qu’à la police.

Je commençai à lui raconter de quoi je vivais. J’avais toute son attention. Il connaissait mon existence et dans les grandes lignes ce que je faisais, moi ou mes confrères, mais il ignorait les détails. Je préférais choquer mes clients plutôt que de leur laisser de faux espoirs. Je ne lui cachais pas que je m’intéressai à son argent et que pour le reste ce n’était pas la peine de m’appeler par mon prénom. De toute façon, je ne voulais même pas connaître le sien.

Ceux qui faisaient appel à moi n’avaient plus d’autre recours et étaient prêts à me donner tout ce qu’ils possédaient. Que ne ferait-on pas pour sauver l’être aimé ? Ils devaient se rendre compte que pour réussir notre travail nous devions tuer ceux que nous étions chargés de secourir. Le processus ne pouvait pas fonctionner d’une autre manière. De plus, même s’il réussissait, ce qui n’était pas garanti, le patient pouvait ne pas supporter le choc et finissait par se détruire lui-même. Parfois en entraînant dans la mort libératrice tout son entourage.

En langage informatique ce que je faisais était du bête transfert de données. Les supports finaux étaient juste différents et incompatibles. Oh ! Il y avait eu beaucoup de tentatives dans le passé, lors du vingt et unième siècle pour transférer la personnalité d’un être vivant dans un ordinateur. Toutes avaient échoué. Il y avait même des fous qui s’étaient amusé à transplanter des cerveaux d’êtres vivants dans des corps artificiels, des bocaux de luxes. La folie avait guetté les rares personnes qui avaient supporté le traumatisme d’origine. Ce que je faisais était plus subtil et plus sale … Nous n’étions pas appelés pour rien les Neo-Nécromants. Les NNMs ! Il paraît qu’au vingtième siècle une marque de friandise avait la même sonorité. Maintenant, ces trois lettres étaient utilisées pour servir de croquemitaine aux enfants qui n’étaient pas sages.

L’homme m’arrêta d’un geste et me tendit une mallette.

– Est ce assez ?

Je n’y touchai même pas. L’homme finit par la poser entre nous deux.

– Il y a dix millions d’euros là-dedans !

– C’est un bon début … Et avez-vous de quoi prévoir la suite ?

– Je .. je ne comprends pas …

– Ceci correspondrait à mes hypothétiques honoraires pour un travail dont nous n’avons même pas parlé. Il faut aussi prévoir les frais de l’opération elle-même et ce qu’il faut pour assurer le maintien en condition opérationnelle.

– Combien vous voulez en plus ?

– Moi rien. Il va falloir  que vous achetiez ceci.

Je lui tendis une liste de matériel. Incrédule, il la parcourut.

– Qu’est ce que tous ces trucs !

– En plus il va falloir que vous appreniez à les utiliser. Je ne fais pas de service après-vente.

Il ouvrit de grands yeux.

– Une fois que l’opération sera faite, il faudra bien que vous puissiez vous débrouiller avec le résultat, non ?

– Je ne m’attendais pas à ce que cela soit aussi compliqué.

Je lui fis un mauvais sourire.

– Oh ! C’est une erreur classique. Les gens pensent que nous allons faire tout le sale travail pour eux.

Il déglutit.

– Je n’y connais rien en informatique.

– Vous allez vous y mettre. C’est fou ce que les personnes peuvent faire lorsqu’elles n’ont plus le choix. Alors maintenant la seule question importante. Vous voulez le faire, oui, ou non ? Une fois que j’aurais commencé, c’est irréversible.

Je poussai du pied la mallette dans sa direction. Il avait l’air d’hésiter. Après tout ce que je lui avais raconté, il devait avoir envie de partir en courant.

– Il faut que je réfléchisse …

– Elle va mourir, vous le savez ?

Son regard devint dur. Il me rendit l’argent.

– On y va.

Il ne restait plus qu’à mettre au point les détails pratiques. Je le briefai sur les aspects sécurité et confidentialité de l’opération. Il s’en moquait. Je dus lui rappeler qu’une bonne partie de la réussite de ce que nous voulions faire en dépendait.

 

Sur l’insistance de mon client, je rencontrai sa femme à la clinique privée où elle était soignée. Elle était atteinte d’un cancer du foie en phase terminale. Je regardai d’un œil distrait son dossier. Ce n’était pas beau à voir. Elle était couverte de câbles qui assuraient toutes ses fonctions vitales. Seuls ses yeux exprimaient qu’elle était consciente de son état déliquescent et de son furieux désir de vivre jusqu’au bout. La douleur y était omniprésente. Ils ne cillaient pas. L’odeur de désinfectant baignait la pièce. Elle ne me dérangeait pas, j’en avais l’habitude. Avec beaucoup de stimulants et de calmants pour la douleur, cette femme pouvait encore durer quelques semaines. Elle devait craindre que si elle arrivait à s’endormir elle ne pourrait plus se réveiller.

– Marie, ma toute belle, c’est le monsieur dont je t’ai parlé.

Il lui prit la main de ce qui restait de cette femme. Elle pendait inerte. Ses yeux se braquèrent sur son mari.

– Tu es toujours d’accord ?

Elle cligna une fois des yeux.

– Bien chérie. Tu verras tout se passera bien. Nous allons te faire sortir d’ici. Après …

Il se pencha sur elle et lui embrassa le front. J’avais hâte de sortir d’ici. C’était un endroit où on pouvait me reconnaître. Je ne pouvais pas courir, j’aurais paru trop suspect. J’appuyai sur le bouton de l’ascenseur. Une voix familière retentit.

– Max !

Mes épaules se contractèrent, mais je ne me retournai pas. Je n’avais plus rien à faire avec ce type. Je donnai un coup de poing sur cette stupide porte. Elle allait se dépêcher d’ouvrir !

– Max !

Son ton changea lorsqu’il vit avec qui je me trouvais.

– Monsieur Vernier. Vous êtes venu voir votre femme ?

Le nouvel arrivant portait une blouse de docteur. Son nom y était inscrit sur un badge. « Vondreod ». Je n’avais pas besoin de le lire pour le connaître. Je serai les dents et je gardai le regard rivé sur l’ouverture. Mon client se tourna vers le médecin.

– Docteur …

– Ne me dîtes pas que … Max, tu n’as pas proposé à cet homme de …

L’ascenseur était enfin là. Je m’y engouffrai et y traînai mon client. Vondreod n’essaya pas de nous empêcher de partir. Ouf ! Nous étions enfin seuls.

– Euh ! Il vous a appelé Max. Vous le connaissez ?

– C’était mon frère… Evitez de le fréquenter. Le sujet est clos

Il en resta coi un instant.

– Euh ! Il sait ce que vous faites ? Il peut nous faire des ennuis ?

– Oui. C’est un maniaque de l’acharnement thérapeutique.

Je n’avais pas envie du tout d’être aimable. Je lui gardai un chien de ma chienne à ce traître. Il me fallut un moment pour me détendre. Il devait se douter que je préparais quelque chose. L’affaire risquait d’être encore plus compliquée que d’habitude. Pourquoi s’occupait-il de cette malade ? Jusque là j’avais eu de la chance et j’avais pu l’éviter, mais elle venait de tourner.  Je pillai net. C’était encore faisable, mais cela allait être une course contre la montre.

– Nous devons la sortir de suite. Signez les formulaires et emmenez-la chez vous.

– Mais et les appareils médicaux ?

– Je m’en occupe. Ce sera des frais supplémentaires … pour vous.

Je notai une adresse et je lui tendis.

– Rejoignez-moi là, avec elle. D’ici trois heures tout sera prêt pour vous accueillir. Conduisez vous-même. Que personne ne sache où vous allez.

 

Je le quittai sans qu’il ne puisse protester. J’avais trop à faire pour me soucier des détails. Monter une telle opération nécessitait dans des conditions normales des semaines de préparations. Nous ne les avions plus. Je devais tirer quelques ficelles et arroser plus que nécessaire, mais, j’allais réussir mon travail. Mon frère ne m’en empêcherait pas.

Dans les temps, je me retrouvai à l’adresse indiquée, à une pension déserte, que je possédais. J’avais une fourgonnette remplie d’appareillages médicaux. Je la déchargeai. Je me trouvais dans un quartier malfamé, mais je m’y promenais sans crainte. J’étais connu dans le coin, personne n’aurait tenté de me faire un mauvais coup. Tôt ou tard, ils risquaient trop d’avoir besoin de mes compétences.

Vernier m’y attendait. Il était pale. Il n’avait pas l’habitude de ce genre de lieu. Je l’aidai à porter sa femme à l’intérieur de sa nouvelle résidence. Si la saleté ambiante les dérangeait, il n’y eut pas de commentaires. L’homme claqua de la langue lorsqu’il vit ce que j’avais aménagé.

– Votre frère m’attendait…

Je n’osais pas le regarder dans les yeux. Je m’affairais à mettre en marche tout l’appareillage sophistiqué qui permettrait à sa femme de survivre le temps nécessaire.

– Ainsi vous êtes un vrai docteur, un chirurgien réputé même .. Il me l’a dit. En plus un des meilleurs avant que vous ne …

Je le foudroyai du regard.

– Je ne le suis plus. Je suis juste celui entre qui la vie de votre femme repose. Vous tenez à m’énerver ? J’ai votre argent. Si vous le souhaitez, on se quitte ici.

Sans attendre sa réponse, je retournai à mon travail. J’installai sa femme du mieux que je le pus.

– Marie, ne vous en faîtes pas. Je m’occupe de vous. Je vais revenir.

Sans plus d’explications, je fonçai chercher ce qui me manquait, le plus important. Tout ce qui se trouvait dans cette pièce ne servait qu’à la maintenir en vie jusqu’à ce que sa maladie ne la tue, ou que j’intervienne. Si se procurer du matériel médical de pointe était compliqué, réunir ce que je souhaitais, risquait de l’être encore plus. Mais, j’avais mes entrées et comme mon frère avait commencé à le dire, j’étais bon dans ma partie. En trois heures, montre en main, je retournai à la pension. Nous nous y enfermâmes, tous les trois. Lorsque j’en aurai fini, nous ne serions plus que deux. Je baillai. Je ne pouvais pas opérer de suite. J’étais exténué. Après quelques heures de sommeil, mes mains ne trembleraient plus. Avant de charcuter, un cours accéléré en informatique s’imposait aussi. Une mise à niveau de Vernier en quelque sorte …

 

Vernier tremblait comme une feuille. J’essayais de convaincre le pauvre homme qu’il avait une chance d’assister à une opération unique, mais je le sentais prêt à tourner de l’œil. Sa femme, elle me regardait d’un œil serein. D’une manière ou d’une autre ses tourments seraient finis d’ici peu. Je l’avais attachée à la table d’opération. Je n’avais pas peur que dans son état elle se sauve, seulement un soubresaut demeurait possible. Une fois la tête calée, je pris mes instruments. Je vérifiai qu’ils étaient bien étalonnés et qu’ils fonctionnaient. Les ordinateurs ronronnaient. Ils attendaient.

D’un geste précis, avec une petite scie circulaire, j’ouvris la calotte crânienne de Marie. D’un geste négligent, je laissai tomber ce bout d’os dans ce qui allait me servir de poubelle.

– Vous .. vous ne travaillez pas en atmosphère stérile ?

– Pourquoi faire ? Ce n’est plus la peine …

Je plantai mes instruments à l’intérieur du crâne. Vernier eut un sursaut d’horreur.

– Ne vous en faîtes pas. Le cerveau est insensible. Ne me dérangez pas. Si quelqu’un vient, empêchez le à tout prix d’intervenir. A partir d’ici il n’y a plus de retour arrière possible.

Avec minutie, je disséquais et aspirais la cervelle avec des instruments précis au nanomètre. Tout ce que je pouvais mesurer était inscrit et sauvegardé.

De temps en temps mes « patients » mourraient sur la table d’opération. C’était les chanceux. Ils décédaient vite et sans douleur.

Avec dédain, je rejetais les morceaux de chairs mortes dans la corbeille. Derrière moi, j’entendis un bruit de vomissement. Petite nature, va !

Les yeux de Marie devinrent fixes. Le cardiographe m’indiquait que son cœur battait toujours. Ce n’était plus qu’un réflexe. Il ne me restait plus qu’à sucer la moelle épinière et ce serait bon … pour la partie qui tache. Je me relevai et ôtai ma blouse. J’avais beau faire attention, il y avait toujours des morceaux qui me giclaient dessus. Je la jetai sur le cadavre. J’actionnai les ordinateurs et vérifiai qu’ils avaient bien tout enregistré. Il n’y avait pas de deuxième chance.

Je pouvais me reposer. C’était à eux de fonctionner. D’expérience, je savais qu’il leur faudrait près de douze heures avant de réussir à obtenir un modèle cohérent, s’ils y parvenaient. En attendant les premiers résultats, je fis le ménage et je me débarrassai du corps et des autres petites scories inutiles. L’opération avait duré moins d’une heure, mais la tension qu’elle avait requise m’avait éreinté.

Les calculs suivaient leur progression. Un écran m’indiquait le pourcentage restant. Vernier surveillait la rue. Je lui amenai un café et je lui dis que tout se déroulait pour le mieux. La surveillance demeurait vitale. Des policiers avaient débranché des calculateurs en plein travail. Tout avait été perdu en une seconde. La nervosité me gagnait. J’ai horreur de ce sentiment d’impuissance, d’attente. Plus les heures passeraient, plus je tremblerai de peur. Le but se rapprochait, mais tout pouvait encore être gâché.

Vernier avait besoin de s’épancher. il me parla de sa vie et des projets qu’il avait eus avec sa femme, avant. J’avais déjà entendu ce genre de discours pitoyables. Ils ne rimaient à rien pour moi. Je baillai. Je retournai somnoler et surveiller les opérations.

 

J’avais dû m’endormir. Je me défroissai. Les ordinateurs avaient fini de travailler. Tous les indicateurs étaient bons. J’allai chercher Vernier pour qu’il puisse assister à la phase suivante. Il était en train d’accourir vers moi.

– Il y a des voitures de police qui arrivent ! Elles ont bloqué toute la rue !

Je n’avais rien entendu. Ce n’était pas le moment de se demander pourquoi tous ces gens venaient. Mon frère ne devait pas y être pour rien. Il avait dû les prévenir.

– Il faut fuir. Suivez-moi !

Je récupérai les parties vitales de mon travail, mémoires et ce qui leur permettaient de survivre. Le tout tenait dans une grosse valise.

Mon client frissonnait. Jusque là, l’aspect illégal, lui était apparu comme irréel. Il venait de se rendre compte qu’il était devenu un criminel ! J’eus un sourire sans joie. Bienvenue dans le monde réel, pauvre vieux !

Je n’essayai pas de sortir par les voies d’accès normales. Il aurait été trop facile de nous attraper. Ma vie marginale m’avait appris quelques petits trucs, si on ne fait pas trop le dégoûté et que l’on n’hésite pas à faire des travaux manuels. Lorsque je m’étais installé dans cette vieille maison, j’avais passé un moment à me creuser un accès aux égouts. De là, je pouvais me diriger où je le voulais dans le réseau souterrain de la ville. C’était étroit, sombre et les parois suintaient. Cela ne sentait pas la rose, mais je préférais cette odeur à celle de la prison.

Je ne faisais pas assez de sport, j’étais plus essoufflé qu’un vieux phoque. La valise était lourde, elle me gênait dans mes mouvements, mais pour un empire, je ne l’aurai pas laissé tomber. Vernier ne m’aidait pas avec ses tentatives maladroites de supporter un peu le poids. Il commençait à paniquer. Il était trop loin de ses petites habitudes, il perdait pied. Je lui fis comprendre en termes crus que s’il continuait à m’embarrasser, je le plantai là, lui et sa femme. Il se calma net.

Nous émergeâmes à quelques pâtés de maison de là, sales mais libres. Nous n’étions pas encore sortis de l’auberge.

– Où allons-nous ?

– Finir le travail…

J’avais une autre planque. Ce n’était pas luxueux, mais, je savais que tout le matériel nécessaire m’y attendait. Je scrutai les environs pour essayer de repérer les mauvaises surprises éventuelles. Il n’y avait personne qui nous guettait. Nous entrâmes. Sans prendre le temps de me laver, j’entamai les dernières mises au point. J’allais savoir si j’avais parcouru tout ce chemin pour rien.

L’interface était rudimentaire pour communiquer, Je devais utiliser un clavier. A l’autre bout, j’avais installé un simulacre pour donner une apparence un peu plus douillette à ma patiente. Tout devait lui paraître noir, mais elle entendrait une voix qui lui parlerait et elle pourrait me répondre. Je me mis à taper.

– Bonjour Marie, vous m’entendez ?

– Où … où je suis ?

– Votre conscience a été transférée dans un ordinateur.

– Cela a marché ?

Elle était consciente. C’était bon signe. Je lui fis un rapide résumé des derniers événements. C’était pour lui redonner un lien avec notre monde. Le choc désorientait tout le monde. Elle ne dérogeait pas à la règle. Après quelques échanges, je me déclarai satisfait. Je passai la main à son mari. Ils se mirent tous les deux à papoter. Je les laissais faire. Ainsi, je n’aurais pas Vernier dans les jambes. Je vérifiai les derniers paramètres et je déclenchai la suite des opérations.

Un esprit humain ne peut pas survivre dans une mémoire sans stimuli. Pour lui permettre de ne pas devenir fou, il faut lui reconstruire un environnement virtuel, mais palpable pour lui. Je devais aussi lui connecter des interfaces plus adaptées au monde qui nous entourait. Pour l’instant, je me contentais de mettre des logiciels basiques de simulation. Marie fut enchantée du changement. Elle raconta à son mari ce qu’elle voyait. Elle se trouvait dans une pièce un peu nue avec un haut-parleur et un micro. De la musique de salle d’attente passait en boucle. Je lui tapai sur le clavier que son décor allait s’améliorer. Ce n’était qu’un début.

Il fallait que j’explique à Vernier à quel point la partie qui restait de sa femme avait besoin de lui. Sans s’en rendre compte, il était devenu le dieu de son univers. A charge pour lui de lui prodiguer tout ce dont elle avait besoin. Une fausse manipulation elle mourrait ou pire. Avec du temps et de l’argent, la possibilité de se connecter sur des caméras et des bras manipulateurs permettrait de lui donner un contact avec l’extérieur. Je lui expliquai tout en long et en travers. Il écoutait avec attention. Les quelques questions qu’il me posa, me convainquirent qu’il comprenait ce qui était en jeu.

Je l’aidais à porter les pièces d’ordinateur, dont il avait besoin, dans un taxi. Il était plus que temps que nous nous séparions. C’était à lui de jouer. Je lui tendis une carte avec un simple numéro, sans nom. Il pourrait m’y contacter en cas d’urgence. Je l’avertis que chacun de mes déplacements lui coûterait cent milles euros au minimum. Il prit le bristol et me fixa droit dans les yeux. Cela devenait embarrassant. Je pris la parole.

– Voici la partie de votre femme qui vous revient. Occupez-vous en bien !

– Votre frère m’a raconté …

– Ce qu’il peut raconter m’indiffère. Il a dû essayer de vous convaincre de renoncer.

– Non. Il m’a juste raconté comment vous en êtes arrivé à vivre comme … un clochard.

Je ne le pris pas pour une insulte.

– C’est bien de lui…

– Un cancer du cerveau, c’est bien de cela que votre femme est morte ?

– Ce fumier vous a raconté que c’était lui qui avait été son médecin traitant et qu’il l’a laissé crever ?

Il hocha la tête.

– Il prétend que c’est pour cette raison que vous vivez ce genre de vie. Que vous aviez une revanche à prendre. Vous avez prétendu que ce n’était que partie remise …

– Non, c’est pour l’argent … Seulement pour l’argent.

Il eut un petit rire triste.

– Votre métier d’origine devait bien plus vous rapporter. Il n’y a qu’à vous regarder. Qu’est ce que vous faîtes de tout ce que ces activités peuvent vous rapporter ? Vous n’avez pas l’air de rouler sur l’or ? En plus, votre prestation est terminée depuis que vous avez achevé le transfert. Pourquoi faites-vous l’après-vente ? Je croyais que vous vous en moquiez ? Je vous trouve bien appliqué, non ?

Je ne lui répondis pas. Je terminai de vérifier qu’il emportait bien tout. Il avait le regard humide comme un bon gros toutou. Il n’allait quand même pas essayer de me remercier ? Quoiqu’il en pense, je n’avais fait que ce pour quoi j’avais été payé. J’arrivais presque à m’en convaincre…

 

Je le regardai partir. A lui de vivre avec la nouvelle situation qui venait de se créer. Lorsqu’il fut loin, je décidai de rentrer chez moi. Toutes ces planques n’étaient que des lieux de travail. Alors que je mettais la clef dans la serrure de la porte d’entrée, j’entendis la télé qui fonctionnait à l’intérieur. Je souris. Ici, je pouvais me détendre. En entrant je lançai un « Bonsoir chérie ». Je n’avais pas parlé fort, ce n’était pas la peine, des micros relayaient mes paroles.

Mon petit appartement était simple et propre. Du matériel informatique y traînait en permanence. Différents automates et ordinateurs fonctionnaient. Une caméra était braquée sur l’écran du téléviseur. Je savais bien que ce n’était pas sa seule occupation. Plusieurs appareils étaient en train de se déplacer. Elle pilotait tous les équipements présents ici. L’optique pivota vers moi. Une voix féminine, que je connaissais bien, sortit des haut-parleurs implantés dans les murs.

– Bonsoir mon amour. La journée a été bonne ?

– Oh ! Le train-train habituel.

– Je t’ai préparé le dîner, mais je crains qu’il n’ait un peu brûlé…

Il n’y avait aucun reproche dans sa voix. Lorsqu’elle m’avait épousé, elle savait que je ne me préoccupai pas de ce genre de détails. Maintenant, elle essayait toujours de prendre soin de moi, à sa manière. Je n’étais pas facile à amender. Je le savais et je ne m’étais pas amélioré avec l’age.

Elle était morte depuis plus de dix ans. Elle avait été ma première cliente des NNMs. J’attendais depuis ce moment, l’instant de la rejoindre. Chaque jour qui passait m’était une torture d’être séparé d’elle. J’espérais toujours trouver quelqu’un d’aussi doué de moi pour réussir mon opération. Pour l’instant, c’était toujours partie remise. Il fallait aussi que je gagne assez d’argent pour me permettre de continuer à entretenir son « habitat ». Tous mes gains y passaient, mais cela en valait la peine. Je ne voulais pas la perdre une seconde fois.

Quoiqu’en pensait mon frère, c’était moi qui avait gagné … Je n’avais pas de revanche à prendre sur lui. Je lui en voulais juste de tous les ennuis qu’il m’avait causés. Il était dommage que je ne puisse pas lui faire comprendre… Mais, si je le faisais, il comprendrait mes desseins et il essayerait de m’arrêter. Avec sa bonne conscience, il avait déjà bien failli y arriver une fois.

 

Retour