Partie remise
– Elle va mourir, vous le savez ?
Je restais impassible. Mon vis-à-vis me
regarda avant de me répondre.
– Je le sais depuis longtemps… Tout ce
qui a été fait depuis le début de sa maladie n’a été qu’un maigre palliatif. La
médecine traditionnelle ne peut plus rien pour elle.
J’essayais de prendre un air contrit,
mais je n’éprouvais aucune sympathie pour ce type. Il allait bientôt me
pleurnicher sur mon épaule et froisser mon « beau costume ».
– Alors, vous vous tournez vers moi. J’ai
l’habitude.
Il fixa d’un regard désapprobateur ma
tenue négligée et ma barbe naissante. Je savais que je puais. J’aurai dû prendre
un bain. Il était clair que je ne ressemblais pas à l’idée du scientifique bien
propre sur lui. Je ne me laissai pas démonter.
– Le contrat que nous traitons ici n’est
pas … légal. Vous en êtes conscient ? Il n’y aura ni papier ni recours. Si
quelque chose tourne mal, je ne vous connais pas.
Il hocha la tête de bas en haut.
– Certains rigolos ont cru que ce genre
d’arrangement les dispenserait de payer. Ils ont commis une grave erreur.
Je le foudroyai du regard pour qu’il
comprenne bien que j’étais sérieux, mortellement sérieux.
– Ceci dit, je pense qu’il faut que je
vous explique ce que je peux faire dans votre cas … Naturellement, ceci est une
conversation amicale, elle n’est faite que de suppositions …
Les policiers m’auraient bien mis en
prison s’ils m’avaient pris la main dans le sac à faire mes petites affaires.
Dans certaines villes, la foule avait lapidé des hommes qui étaient simplement
soupçonnés de faire ce que je faisais. Mon activité était lucrative mais
dangereuse, ce qui n’était pas dû qu’à la police.
Je commençai à lui raconter de quoi je
vivais. J’avais toute son attention. Il connaissait mon existence et dans les
grandes lignes ce que je faisais, moi ou mes confrères, mais il ignorait les
détails. Je préférais choquer mes clients plutôt que de leur laisser de faux
espoirs. Je ne lui cachais pas que je m’intéressai à son argent et que pour le
reste ce n’était pas la peine de m’appeler par mon prénom. De toute façon, je
ne voulais même pas connaître le sien.
Ceux qui faisaient appel à moi n’avaient
plus d’autre recours et étaient prêts à me donner tout ce qu’ils possédaient.
Que ne ferait-on pas pour sauver l’être aimé ? Ils devaient se rendre
compte que pour réussir notre travail nous devions tuer ceux que nous étions
chargés de secourir. Le processus ne pouvait pas fonctionner d’une autre
manière. De plus, même s’il réussissait, ce qui n’était pas garanti, le patient
pouvait ne pas supporter le choc et finissait par se détruire lui-même. Parfois
en entraînant dans la mort libératrice tout son entourage.
En langage informatique ce que je faisais
était du bête transfert de données. Les supports finaux étaient juste
différents et incompatibles. Oh ! Il y avait eu beaucoup de tentatives
dans le passé, lors du vingt et unième siècle pour transférer la personnalité
d’un être vivant dans un ordinateur. Toutes avaient échoué. Il y avait même des
fous qui s’étaient amusé à transplanter des cerveaux d’êtres vivants dans des
corps artificiels, des bocaux de luxes. La folie avait guetté les rares personnes
qui avaient supporté le traumatisme d’origine. Ce que je faisais était plus
subtil et plus sale … Nous n’étions pas appelés pour rien les Neo-Nécromants.
Les NNMs ! Il paraît qu’au vingtième siècle une marque de friandise avait
la même sonorité. Maintenant, ces trois lettres étaient utilisées pour servir
de croquemitaine aux enfants qui n’étaient pas sages.
L’homme m’arrêta d’un geste et me tendit
une mallette.
– Est ce assez ?
Je n’y touchai même pas. L’homme finit
par la poser entre nous deux.
– Il y a dix millions d’euros
là-dedans !
– C’est un bon début … Et avez-vous de
quoi prévoir la suite ?
– Je .. je ne comprends pas …
– Ceci correspondrait à mes hypothétiques
honoraires pour un travail dont nous n’avons même pas parlé. Il faut aussi
prévoir les frais de l’opération elle-même et ce qu’il faut pour assurer le
maintien en condition opérationnelle.
– Combien vous voulez en plus ?
– Moi rien. Il va falloir que vous achetiez ceci.
Je lui tendis une liste de matériel.
Incrédule, il la parcourut.
– Qu’est ce que tous ces trucs !
– En plus il va falloir que vous
appreniez à les utiliser. Je ne fais pas de service après-vente.
Il ouvrit de grands yeux.
– Une fois que l’opération sera faite, il
faudra bien que vous puissiez vous débrouiller avec le résultat, non ?
– Je ne m’attendais pas à ce que cela
soit aussi compliqué.
Je lui fis un mauvais sourire.
– Oh ! C’est une erreur classique.
Les gens pensent que nous allons faire tout le sale travail pour eux.
Il déglutit.
– Je n’y connais rien en informatique.
– Vous allez vous y mettre. C’est fou ce
que les personnes peuvent faire lorsqu’elles n’ont plus le choix. Alors
maintenant la seule question importante. Vous voulez le faire, oui, ou
non ? Une fois que j’aurais commencé, c’est irréversible.
Je poussai du pied la mallette dans sa
direction. Il avait l’air d’hésiter. Après tout ce que je lui avais raconté, il
devait avoir envie de partir en courant.
– Il faut que je réfléchisse …
– Elle va mourir, vous le savez ?
Son regard devint dur. Il me rendit
l’argent.
– On y va.
Il ne restait plus qu’à mettre au point
les détails pratiques. Je le briefai sur les aspects sécurité et
confidentialité de l’opération. Il s’en moquait. Je dus lui rappeler qu’une
bonne partie de la réussite de ce que nous voulions faire en dépendait.
Sur l’insistance de mon client, je
rencontrai sa femme à la clinique privée où elle était soignée. Elle était
atteinte d’un cancer du foie en phase terminale. Je regardai d’un œil distrait
son dossier. Ce n’était pas beau à voir. Elle était couverte de câbles qui
assuraient toutes ses fonctions vitales. Seuls ses yeux exprimaient qu’elle
était consciente de son état déliquescent et de son furieux désir de vivre
jusqu’au bout. La douleur y était omniprésente. Ils ne cillaient pas. L’odeur
de désinfectant baignait la pièce. Elle ne me dérangeait pas, j’en avais
l’habitude. Avec beaucoup de stimulants et de calmants pour la douleur, cette
femme pouvait encore durer quelques semaines. Elle devait craindre que si elle
arrivait à s’endormir elle ne pourrait plus se réveiller.
– Marie, ma toute belle, c’est le
monsieur dont je t’ai parlé.
Il lui prit la main de ce qui restait de
cette femme. Elle pendait inerte. Ses yeux se braquèrent sur son mari.
– Tu es toujours d’accord ?
Elle cligna une fois des yeux.
– Bien chérie. Tu verras tout se passera
bien. Nous allons te faire sortir d’ici. Après …
Il se pencha sur elle et lui embrassa le
front. J’avais hâte de sortir d’ici. C’était un endroit où on pouvait me
reconnaître. Je ne pouvais pas courir, j’aurais paru trop suspect. J’appuyai
sur le bouton de l’ascenseur. Une voix familière retentit.
– Max !
Mes épaules se contractèrent, mais je ne
me retournai pas. Je n’avais plus rien à faire avec ce type. Je donnai un coup
de poing sur cette stupide porte. Elle allait se dépêcher d’ouvrir !
– Max !
Son ton changea lorsqu’il vit avec qui je
me trouvais.
– Monsieur Vernier. Vous êtes venu voir
votre femme ?
Le nouvel arrivant portait une blouse de
docteur. Son nom y était inscrit sur un badge. « Vondreod ». Je
n’avais pas besoin de le lire pour le connaître. Je serai les dents et je
gardai le regard rivé sur l’ouverture. Mon client se tourna vers le médecin.
– Docteur …
– Ne me dîtes pas que … Max, tu n’as pas
proposé à cet homme de …
L’ascenseur était enfin là. Je m’y
engouffrai et y traînai mon client. Vondreod n’essaya pas de nous empêcher de
partir. Ouf ! Nous étions enfin seuls.
– Euh ! Il vous a appelé Max. Vous
le connaissez ?
– C’était mon frère… Evitez de le
fréquenter. Le sujet est clos
Il en resta coi un instant.
– Euh ! Il sait ce que vous
faites ? Il peut nous faire des ennuis ?
– Oui. C’est un maniaque de l’acharnement
thérapeutique.
Je n’avais pas envie du tout d’être
aimable. Je lui gardai un chien de ma chienne à ce traître. Il me fallut un
moment pour me détendre. Il devait se douter que je préparais quelque chose.
L’affaire risquait d’être encore plus compliquée que d’habitude. Pourquoi
s’occupait-il de cette malade ? Jusque là j’avais eu de la chance et
j’avais pu l’éviter, mais elle venait de tourner. Je pillai net. C’était encore faisable, mais cela allait être une
course contre la montre.
– Nous devons la sortir de suite. Signez
les formulaires et emmenez-la chez vous.
– Mais et les appareils médicaux ?
– Je m’en occupe. Ce sera des frais
supplémentaires … pour vous.
Je notai une adresse et je lui tendis.
– Rejoignez-moi là, avec elle. D’ici
trois heures tout sera prêt pour vous accueillir. Conduisez vous-même. Que personne
ne sache où vous allez.
Je le quittai sans qu’il ne puisse
protester. J’avais trop à faire pour me soucier des détails. Monter une telle
opération nécessitait dans des conditions normales des semaines de
préparations. Nous ne les avions plus. Je devais tirer quelques ficelles et
arroser plus que nécessaire, mais, j’allais réussir mon travail. Mon frère ne
m’en empêcherait pas.
Dans les temps, je me retrouvai à
l’adresse indiquée, à une pension déserte, que je possédais. J’avais une
fourgonnette remplie d’appareillages médicaux. Je la déchargeai. Je me trouvais
dans un quartier malfamé, mais je m’y promenais sans crainte. J’étais connu
dans le coin, personne n’aurait tenté de me faire un mauvais coup. Tôt ou tard,
ils risquaient trop d’avoir besoin de mes compétences.
Vernier m’y attendait. Il était pale. Il
n’avait pas l’habitude de ce genre de lieu. Je l’aidai à porter sa femme à
l’intérieur de sa nouvelle résidence. Si la saleté ambiante les dérangeait, il
n’y eut pas de commentaires. L’homme claqua de la langue lorsqu’il vit ce que
j’avais aménagé.
– Votre frère m’attendait…
Je n’osais pas le regarder dans les yeux.
Je m’affairais à mettre en marche tout l’appareillage sophistiqué qui
permettrait à sa femme de survivre le temps nécessaire.
– Ainsi vous êtes un vrai docteur, un
chirurgien réputé même .. Il me l’a dit. En plus un des meilleurs avant que
vous ne …
Je le foudroyai du regard.
– Je ne le suis plus. Je suis juste celui
entre qui la vie de votre femme repose. Vous tenez à m’énerver ? J’ai
votre argent. Si vous le souhaitez, on se quitte ici.
Sans attendre sa réponse, je retournai à
mon travail. J’installai sa femme du mieux que je le pus.
– Marie, ne vous en faîtes pas. Je
m’occupe de vous. Je vais revenir.
Sans plus d’explications, je fonçai
chercher ce qui me manquait, le plus important. Tout ce qui se trouvait dans
cette pièce ne servait qu’à la maintenir en vie jusqu’à ce que sa maladie ne la
tue, ou que j’intervienne. Si se procurer du matériel médical de pointe était
compliqué, réunir ce que je souhaitais, risquait de l’être encore plus. Mais,
j’avais mes entrées et comme mon frère avait commencé à le dire, j’étais bon
dans ma partie. En trois heures, montre en main, je retournai à la pension.
Nous nous y enfermâmes, tous les trois. Lorsque j’en aurai fini, nous ne
serions plus que deux. Je baillai. Je ne pouvais pas opérer de suite. J’étais
exténué. Après quelques heures de sommeil, mes mains ne trembleraient plus.
Avant de charcuter, un cours accéléré en informatique s’imposait aussi. Une
mise à niveau de Vernier en quelque sorte …
Vernier tremblait comme une feuille.
J’essayais de convaincre le pauvre homme qu’il avait une chance d’assister à
une opération unique, mais je le sentais prêt à tourner de l’œil. Sa femme,
elle me regardait d’un œil serein. D’une manière ou d’une autre ses tourments
seraient finis d’ici peu. Je l’avais attachée à la table d’opération. Je
n’avais pas peur que dans son état elle se sauve, seulement un soubresaut
demeurait possible. Une fois la tête calée, je pris mes instruments. Je
vérifiai qu’ils étaient bien étalonnés et qu’ils fonctionnaient. Les
ordinateurs ronronnaient. Ils attendaient.
D’un geste précis, avec une petite scie
circulaire, j’ouvris la calotte crânienne de Marie. D’un geste négligent, je
laissai tomber ce bout d’os dans ce qui allait me servir de poubelle.
– Vous .. vous ne travaillez pas en
atmosphère stérile ?
– Pourquoi faire ? Ce n’est plus la
peine …
Je plantai mes instruments à l’intérieur
du crâne. Vernier eut un sursaut d’horreur.
– Ne vous en faîtes pas. Le cerveau est
insensible. Ne me dérangez pas. Si quelqu’un vient, empêchez le à tout prix
d’intervenir. A partir d’ici il n’y a plus de retour arrière possible.
Avec minutie, je disséquais et aspirais
la cervelle avec des instruments précis au nanomètre. Tout ce que je pouvais
mesurer était inscrit et sauvegardé.
De temps en temps mes
« patients » mourraient sur la table d’opération. C’était les
chanceux. Ils décédaient vite et sans douleur.
Avec dédain, je rejetais les morceaux de
chairs mortes dans la corbeille. Derrière moi, j’entendis un bruit de
vomissement. Petite nature, va !
Les yeux de Marie devinrent fixes. Le
cardiographe m’indiquait que son cœur battait toujours. Ce n’était plus qu’un
réflexe. Il ne me restait plus qu’à sucer la moelle épinière et ce serait
bon … pour la partie qui tache. Je me relevai et ôtai ma blouse. J’avais
beau faire attention, il y avait toujours des morceaux qui me giclaient dessus.
Je la jetai sur le cadavre. J’actionnai les ordinateurs et vérifiai qu’ils
avaient bien tout enregistré. Il n’y avait pas de deuxième chance.
Je pouvais me reposer. C’était à eux de
fonctionner. D’expérience, je savais qu’il leur faudrait près de douze heures
avant de réussir à obtenir un modèle cohérent, s’ils y parvenaient. En
attendant les premiers résultats, je fis le ménage et je me débarrassai du
corps et des autres petites scories inutiles. L’opération avait duré moins
d’une heure, mais la tension qu’elle avait requise m’avait éreinté.
Les calculs suivaient leur progression.
Un écran m’indiquait le pourcentage restant. Vernier surveillait la rue. Je lui
amenai un café et je lui dis que tout se déroulait pour le mieux. La
surveillance demeurait vitale. Des policiers avaient débranché des calculateurs
en plein travail. Tout avait été perdu en une seconde. La nervosité me gagnait.
J’ai horreur de ce sentiment d’impuissance, d’attente. Plus les heures
passeraient, plus je tremblerai de peur. Le but se rapprochait, mais tout
pouvait encore être gâché.
Vernier avait besoin de s’épancher. il me
parla de sa vie et des projets qu’il avait eus avec sa femme, avant. J’avais
déjà entendu ce genre de discours pitoyables. Ils ne rimaient à rien pour moi.
Je baillai. Je retournai somnoler et surveiller les opérations.
J’avais dû m’endormir. Je me défroissai.
Les ordinateurs avaient fini de travailler. Tous les indicateurs étaient bons.
J’allai chercher Vernier pour qu’il puisse assister à la phase suivante. Il
était en train d’accourir vers moi.
– Il y a des voitures de police qui
arrivent ! Elles ont bloqué toute la rue !
Je n’avais rien entendu. Ce n’était pas
le moment de se demander pourquoi tous ces gens venaient. Mon frère ne devait
pas y être pour rien. Il avait dû les prévenir.
– Il faut fuir. Suivez-moi !
Je récupérai les parties vitales de mon
travail, mémoires et ce qui leur permettaient de survivre. Le tout tenait dans
une grosse valise.
Mon client frissonnait. Jusque là,
l’aspect illégal, lui était apparu comme irréel. Il venait de se rendre compte
qu’il était devenu un criminel ! J’eus un sourire sans joie. Bienvenue
dans le monde réel, pauvre vieux !
Je n’essayai pas de sortir par les voies
d’accès normales. Il aurait été trop facile de nous attraper. Ma vie marginale
m’avait appris quelques petits trucs, si on ne fait pas trop le dégoûté et que
l’on n’hésite pas à faire des travaux manuels. Lorsque je m’étais installé dans
cette vieille maison, j’avais passé un moment à me creuser un accès aux égouts.
De là, je pouvais me diriger où je le voulais dans le réseau souterrain de la
ville. C’était étroit, sombre et les parois suintaient. Cela ne sentait pas la
rose, mais je préférais cette odeur à celle de la prison.
Je ne faisais pas assez de sport, j’étais
plus essoufflé qu’un vieux phoque. La valise était lourde, elle me gênait dans
mes mouvements, mais pour un empire, je ne l’aurai pas laissé tomber. Vernier
ne m’aidait pas avec ses tentatives maladroites de supporter un peu le poids.
Il commençait à paniquer. Il était trop loin de ses petites habitudes, il
perdait pied. Je lui fis comprendre en termes crus que s’il continuait à
m’embarrasser, je le plantai là, lui et sa femme. Il se calma net.
Nous émergeâmes à quelques pâtés de
maison de là, sales mais libres. Nous n’étions pas encore sortis de l’auberge.
– Où allons-nous ?
– Finir le travail…
J’avais une autre planque. Ce n’était pas
luxueux, mais, je savais que tout le matériel nécessaire m’y attendait. Je
scrutai les environs pour essayer de repérer les mauvaises surprises
éventuelles. Il n’y avait personne qui nous guettait. Nous entrâmes. Sans
prendre le temps de me laver, j’entamai les dernières mises au point. J’allais
savoir si j’avais parcouru tout ce chemin pour rien.
L’interface était rudimentaire pour
communiquer, Je devais utiliser un clavier. A l’autre bout, j’avais installé un
simulacre pour donner une apparence un peu plus douillette à ma patiente. Tout
devait lui paraître noir, mais elle entendrait une voix qui lui parlerait et
elle pourrait me répondre. Je me mis à taper.
– Bonjour Marie, vous m’entendez ?
– Où … où je suis ?
– Votre conscience a été transférée dans
un ordinateur.
– Cela a marché ?
Elle était consciente. C’était bon signe.
Je lui fis un rapide résumé des derniers événements. C’était pour lui redonner
un lien avec notre monde. Le choc désorientait tout le monde. Elle ne dérogeait
pas à la règle. Après quelques échanges, je me déclarai satisfait. Je passai la
main à son mari. Ils se mirent tous les deux à papoter. Je les laissais faire.
Ainsi, je n’aurais pas Vernier dans les jambes. Je vérifiai les derniers
paramètres et je déclenchai la suite des opérations.
Un esprit humain ne peut pas survivre
dans une mémoire sans stimuli. Pour lui permettre de ne pas devenir fou, il
faut lui reconstruire un environnement virtuel, mais palpable pour lui. Je
devais aussi lui connecter des interfaces plus adaptées au monde qui nous
entourait. Pour l’instant, je me contentais de mettre des logiciels basiques de
simulation. Marie fut enchantée du changement. Elle raconta à son mari ce
qu’elle voyait. Elle se trouvait dans une pièce un peu nue avec un haut-parleur
et un micro. De la musique de salle d’attente passait en boucle. Je lui tapai
sur le clavier que son décor allait s’améliorer. Ce n’était qu’un début.
Il fallait que j’explique à Vernier à
quel point la partie qui restait de sa femme avait besoin de lui. Sans s’en
rendre compte, il était devenu le dieu de son univers. A charge pour lui de lui
prodiguer tout ce dont elle avait besoin. Une fausse manipulation elle mourrait
ou pire. Avec du temps et de l’argent, la possibilité de se connecter sur des
caméras et des bras manipulateurs permettrait de lui donner un contact avec
l’extérieur. Je lui expliquai tout en long et en travers. Il écoutait avec
attention. Les quelques questions qu’il me posa, me convainquirent qu’il
comprenait ce qui était en jeu.
Je l’aidais à porter les pièces
d’ordinateur, dont il avait besoin, dans un taxi. Il était plus que temps que
nous nous séparions. C’était à lui de jouer. Je lui tendis une carte avec un
simple numéro, sans nom. Il pourrait m’y contacter en cas d’urgence. Je
l’avertis que chacun de mes déplacements lui coûterait cent milles euros au
minimum. Il prit le bristol et me fixa droit dans les yeux. Cela devenait
embarrassant. Je pris la parole.
– Voici la partie de votre femme qui vous
revient. Occupez-vous en bien !
– Votre frère m’a raconté …
– Ce qu’il peut raconter m’indiffère. Il
a dû essayer de vous convaincre de renoncer.
– Non. Il m’a juste raconté comment vous
en êtes arrivé à vivre comme … un clochard.
Je ne le pris pas pour une insulte.
– C’est bien de lui…
– Un cancer du cerveau, c’est bien de
cela que votre femme est morte ?
– Ce fumier vous a raconté que c’était
lui qui avait été son médecin traitant et qu’il l’a laissé crever ?
Il hocha la tête.
– Il prétend que c’est pour cette raison
que vous vivez ce genre de vie. Que vous aviez une revanche à prendre. Vous
avez prétendu que ce n’était que partie remise …
– Non, c’est pour l’argent … Seulement
pour l’argent.
Il eut un petit rire triste.
– Votre métier d’origine devait bien plus
vous rapporter. Il n’y a qu’à vous regarder. Qu’est ce que vous faîtes de tout
ce que ces activités peuvent vous rapporter ? Vous n’avez pas l’air de
rouler sur l’or ? En plus, votre prestation est terminée depuis que vous
avez achevé le transfert. Pourquoi faites-vous l’après-vente ? Je croyais
que vous vous en moquiez ? Je vous trouve bien appliqué, non ?
Je ne lui répondis pas. Je terminai de vérifier
qu’il emportait bien tout. Il avait le regard humide comme un bon gros toutou.
Il n’allait quand même pas essayer de me remercier ? Quoiqu’il en pense,
je n’avais fait que ce pour quoi j’avais été payé. J’arrivais presque à m’en
convaincre…
Je le regardai partir. A lui de vivre
avec la nouvelle situation qui venait de se créer. Lorsqu’il fut loin, je
décidai de rentrer chez moi. Toutes ces planques n’étaient que des lieux de
travail. Alors que je mettais la clef dans la serrure de la porte d’entrée,
j’entendis la télé qui fonctionnait à l’intérieur. Je souris. Ici, je pouvais
me détendre. En entrant je lançai un « Bonsoir chérie ». Je n’avais
pas parlé fort, ce n’était pas la peine, des micros relayaient mes paroles.
Mon petit appartement était simple et
propre. Du matériel informatique y traînait en permanence. Différents automates
et ordinateurs fonctionnaient. Une caméra était braquée sur l’écran du
téléviseur. Je savais bien que ce n’était pas sa seule occupation. Plusieurs
appareils étaient en train de se déplacer. Elle pilotait tous les équipements
présents ici. L’optique pivota vers moi. Une voix féminine, que je connaissais
bien, sortit des haut-parleurs implantés dans les murs.
– Bonsoir mon amour. La journée a été
bonne ?
– Oh ! Le train-train habituel.
– Je t’ai préparé le dîner, mais je
crains qu’il n’ait un peu brûlé…
Il n’y avait aucun reproche dans sa voix.
Lorsqu’elle m’avait épousé, elle savait que je ne me préoccupai pas de ce genre
de détails. Maintenant, elle essayait toujours de prendre soin de moi, à sa
manière. Je n’étais pas facile à amender. Je le savais et je ne m’étais pas
amélioré avec l’age.
Elle était morte depuis plus de dix ans.
Elle avait été ma première cliente des NNMs. J’attendais depuis ce moment,
l’instant de la rejoindre. Chaque jour qui passait m’était une torture d’être
séparé d’elle. J’espérais toujours trouver quelqu’un d’aussi doué de moi pour
réussir mon opération. Pour l’instant, c’était toujours partie remise. Il
fallait aussi que je gagne assez d’argent pour me permettre de continuer à
entretenir son « habitat ». Tous mes gains y passaient, mais cela en
valait la peine. Je ne voulais pas la perdre une seconde fois.
Quoiqu’en pensait mon frère, c’était moi
qui avait gagné … Je n’avais pas de revanche à prendre sur lui. Je lui en
voulais juste de tous les ennuis qu’il m’avait causés. Il était dommage que je
ne puisse pas lui faire comprendre… Mais, si je le faisais, il comprendrait mes
desseins et il essayerait de m’arrêter. Avec sa bonne conscience, il avait déjà
bien failli y arriver une fois.